NUMÉRO 94 | REVUE MENSUELLE | JUILLET-AOÛT 2004 |
Auteur | Titre de l'article | Título del artículo | |
Pioton-Cimetti, E. Graciela | Le bonheur | ||
Bernard, Hervé | Le bonheur | ||
Bègue, Jean-Pierre | Le bonheur | ||
Courbarien, Elisabeth | Propos sur le bonheur | ||
Ercole, Jeanine | À propos du bonheur | ||
Giosa, Alejandro | La felicidad | ||
Health I. G. News | Avances en el tratamiento | ||
Laborde, Juan Carlos | La felicidad | ||
Ruty, Paul | C'est un petit bonheur | ||
Ruty, Paul | Séance d'analyse de rêves de mai 2004 |
Le bonheur est un état passager dont la durée dépend de notre capacité de transformer les
énergies négatives en énergies positives afin de « crever le plus tard possible ».
Le bonheur est un point de confusion entre réalité, naïveté et innocence. Même avant de naître nous n'étions pas toujours attendu dans le bonheur. Je me souviens, il y avait mes parents, mes grands-parents, mes oncles, mes tantes et toute une jolie famille au fond bien pourrie et pleine de sentiments contradictoires. Le bonheur aurait été de continuer à nager dans le ventre maternel moins dangereux que l'environnement où j'étais reçue et qui était déjà hypocrite et ambivalent. Personne ne pourra dire parmi les survivants que ce que je raconte n'est pas vrai. Voyons le tableau sous différents angles. Une pauvre jolie jeune femme sensée être la mère et qui pour le bonheur de son père devait considérer le rejeton convenable ! Ce n'était pas du tout vrai. Je suis née femme et je commençais à être en contradiction avec le désir de mes parents d'avoir un garçon qui devienne « marin ». Ma tante, la femme de mon oncle maternel aîné considérait qu'être femme était horrible et que les femmes sont moins bien que les hommes. Par ailleurs, les mieux intentionnés avaient demandé à ma mère si elle n'avait pas peur d'accoucher d'un monstre. Chez mes ancêtres, il n'y a jamais eu de monstres que je sache , mais une paire de dents de dragon m'aurait été nécessaire pour me confronter à cette famille si bien élevée et jalouse Aujourd'hui, c'est l'heure de la vérité. Il y a eu beaucoup de bonheur, mais non reconnue : par exemple, la tante était obligée de suivre son mari dans de longs voyages en Europe en bateau. La pauvre femme ! Elle ne sait pas aujourd'hui si l'oncle, son mari, l'a aimée. Je ne sais pas, mais avant de mourir il avait souffert d'un ramollissement du cerveau du 25 décembre au 16 janvier, date où il est mort. Elle dit qu'il la regardait méchamment. Naturellement, en approchant la mort, la conscience s'affine et fait bien le tri entre les bons et les méchants. Ma mère s'était mariée avec mon père par amour, mais le bonheur n'a pas trop duré, car il ne fallait pas se montrer heureuse de coucher avec un homme même légitimement épousé. Donc elle a eu des regards de femme violée tu penses ? Seulement lui, mon grand-père était porté par le bonheur sans bornes de ma présence pour lui bien désirée. Et je me souviens de lui, car mon bonheur d'aujourd'hui c'est à lui que je le dois. Mon grand amour ! Après, j'aurai d'autres hommes qui viendront essayer de prendre sa place, mais la place était royale et les hommes n'étaient pas des rois. Avec beaucoup d'innocence je fais, selon les dires de celui qui a été mon analyste, mon meilleur analyste, Angel Garma, d'« un pêcheur un roi » en voulant retrouver le grand-père Hier soir, j'ai rêvé du curé de mon église un mystique dans la réalité comme étant le mari de ma mère. Il faut interpréter le rêve : il était plus que mon père pour moi, car il était la solution à mon problème le plus profond au sujet de mon père Mon grand-père était un mystique, tertiaire, trinitaire. Le père de l'église n'était qu'une condensation entre mon grand-père et Dieu le père, auquel je crois. Mais où est donc passé mon cher papa ? À peine dans le lit de ma mère comme pour faire le bonheur d'une reproductrice bien intentionnée. Une espèce d'Esprit Saint, à vrai dire. *** Le bonheur c'est une histoire relative. En principe il n'y a que des contrats. Si le contrat dure, c'est le bonheur. Le bonheur est un mensonge qui devient vérité par moment quand nous avons la capacité d'oublier que nous sommes mortels, que la maladie n'a pas épargné nos enfants et nous-mêmes, qu'il n'y aura peut-être pas de lendemain pour nos amours Pour moi personnellement, le bonheur c'est de confesser ma vérité et si elle peut servir aux autres pour crier bien fort et ainsi dépasser le bavardage mensonger. Ma vérité ? Mon bonheur, c'est d'aimer avec les yeux bien ouverts, être fidèle à mes idéaux, les pieds sur terre et le cur au ciel, ce ciel dont je rêve et où nous serons ensemble pour l'éternité. Je ne peux pas dire que les aimés sont partis, car je les évoque dans une présence immédiate Heureuse j'étais dans les bras du grand-père Où sera-t-elle, la montre que j'ai marquée avec mes dents naissantes et qu'un jour de ma jeunesse, j'ai voulu la faire démarrer et je l'ai oubliée chez la bijoutière, car mon cur souffrant d'amour trahi avait effacé toute mémoire qui ne soit celle du traître ? Le bonheur d'être mère ! Mais loin de la famille, le plus loin possible pour que jamais des êtres malveillants puissent regarder le nouveau né, comme moi-même j'avais été regardée. Je ne parle pas des étrangers, car ils sont bien les autres ! Nous n'avons pas d'histoire avec eux. Je n'ai jamais demandé aux autres de prendre en charge mes enfants. Mon bonheur au fond est d'avoir été une mère à l'« italienne » comme disait mon oncle quand je ne laissais pas les enfants dormir chez lui à Miramar, à la campagne. Il y a du bonheur dans le manque de bonheur, car alors il s'agit d'une recherche consciente pour le trouver et la question avec le bonheur c'est comme avec la vérité, « si on le cherche, on le trouve ». Vouloir le bonheur c'est pouvoir l'attendre et ainsi le vivre. Enfin le bonheur ce ne sont que des instants de conscience où nous ressentons la joie d'exister en étant simplement entre la fugacité chronologique et l'éternité sans fissure. Commencé à Paris le 7 juillet et mon bonheur à une heure du matin, à cette heure tardive de la nuit c'est de reconnaître la beauté de la vie. J'ai été trahie. Je suis trahie, je serai trahie, mais je n'ai pas envie de monter des défenses. J'apprends simplement qu'il faut nager contre le courant, se faufiler entre les obstacles, contempler sans m'ébranler les essais de manipulation des autres. La vie est un Maître, regardons-la avec admiration, mais écoutons penser les autres Ce qui est important n'est pas seulement dans la parole, mais surtout derrière la parole. Je nage les yeux bien ouverts entre mes utilisateurs. Je m'étonne quand quelqu'un me demandait : et vous, est-ce que vous allez bien ? Merci pour le faire. Ils pensent que je suis blindée. Non, je ne suis qu'un témoin qui veut savoir et faire le tri entre ceux qui sont pour moi et ceux qui ne le sont pas. Je vois que certains « tirent la couverture vers eux » à partir de moi. Mais pourquoi pas si cela fait leur bonheur ? Pourvu que je puisse laisser venir, contempler, comprendre et enfin trouver le sens et les découvertes pour le bonheur sans limite de ma propre évolution dont j'ai besoin. Parfois je suis triste et la tentation de les envoyer à leurs misères m'assiège, mais mes propres misères sont plus à considérer et à dépasser que mes tentations de donner des leçons. Je vis avec plénitude le bonheur des instants magiques : et vous, comment allez vous ? Et, je dis : bien, très bien, car à cet instant l'autre m'a considérée comme étant une personne qui pouvait ne pas être assez comblée. Mon sourire face à la vie est réel. Demain, je ne sais pas. Peut-être, je crierai à cause de ma solitude sans bornes, mais demain n'existe pas et aujourd'hui je sais aimer et je suis aimée et nous sommes en paix. Je vois le jeu des autres et je me demande où sont mes jeux ? Car pour le moment je ne connais que des enjeux. Oui, comme chaque nuit, je laisse l'échiquier dans sa position. Nous verrons les mouvements à suivre demain. Aujourd'hui « les jeux sont faits » et l'action m'a apporté le bonheur. Histoire de Mlle MN, qui venait consulter, car depuis plus de vingt ans elle n'arrivait pas à faire le deuil de sa seule et unique histoire d'amour, qui aurait pu lui donner le bonheur définitivement. Elle avait passé des années en attendant le bonheur avec son mari. Le bonheur était pour elle toujours possible et il l'est encore. Elle croyait qu'il pourrait changer. Un jour, elle a écrit une petite histoire après avoir rêvé d'un loup. Elle m'a dit : « il s'agit de ma propre histoire. » « J'étais partie dans un bateau de luxe avec mon panier de Cendrillon et sans méfiance le 12 mai Je me suis faite dévorer par un loup à fric sans éthique, chevalier d'un rêve sans destin, sans lendemain. Je lui ai donné à manger de ma main et il était devenu mon ami et donc moi son esclave, car un loup n'est qu'un chien qui n'a pas de maître et je me suis égarée dans un bonheur de fidélité avec le loup qui en réalité n'était pas mon loup, ni celui de Rome, de Romulus et Remus, mais un homme sans scrupule déguisé pour Cendrillon en un charmant loup perdu, sans meute. » *** Aujourd'hui, elle n'a pas encore fait le deuil, car son loup lui est encore utile pour mettre à l'extérieur ses angoisses. Il n'y a pas beaucoup de différences entre l'adulte et l'enfant. Nous pouvons suivre chez les adultes le sens de la présence de ses loups Peut-être que je me trompe. Mais je crois bien aimer mon propre loup. Pourquoi ne pas l'apprivoiser et faire de lui le compagnon porteur de la restauration de notre énergie psychique ? Le cas m'a touché.
Continué le 8 juillet à 3 heures du matin
et il fait un certain froid sans lendemain, car il s'agirait d'un été aussi étrange que le loup de mon histoire. | |
Doctora E. Graciela Pioton-Cimetti
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Le bonheur, tout le monde peut en parler, mais rares sont ceux qui peuvent se vanter de le
vivre au quotidien. Combien de magazines, d'émissions à la télévision traitent de ce thème
plus souvent sous la forme de petites astuces et conseils judicieux pour en vivre quelques
tranches parmi la multitude des désagréments, plus rarement pour proposer des recettes pour
résoudre l'équation de nos vies bien marquées par la souffrance après un vécu déjà bien rempli ou par
les contraintes que nos projets de vie, plus ou moins bien choisis, ont entraîné.
Pourtant la problématique du bonheur reste souvent comme un objectif inatteignable, comme un exercice de philosophie, qui ne peut trouver solution dans une vie au quotidien. Trouver le bonheur en vient à devenir étranger à la série des événements que nous vivons, et nous préférons compenser nos manques par la recherche de substituts, comme nous en offre tant notre société de consommation. Mais le bonheur, au lieu de le chercher, ne faut-il pas le vivre, au-delà de notre mal-être existentiel, de nos difficultés passagères ou jusqu'à notre grand départ, de nos culpabilités à propos de ce que nous avons fait ou de ce que nous n'avons pas fait, de nos somatisations, plus ou moins bien acceptées, des tracasseries quotidiennes, qui nous stressent chaque jour un peu plus. Le bonheur peut être vu comme un art de vivre les événements qui nous traversent ou nous effleurent, en récoltant un peu de bonheur, comme un capital nous permettant de mieux affronter les vicissitudes de la vie, comme si elles étaient programmées, mais nous le savons si peu au départ, quand ce n'est pas toute la vie. Le bonheur, c'est tout simplement s'extasier de se retrouver face à face avec un renardeau, en pleine nature, sans qu'un témoin extérieur à la scène, s'il existait, puisse vraiment déterminer qui est le plus surpris. Mais le bonheur n'est-il pas une histoire à deux, comme si l'énergie ambiante se densifiait sous l'effet d'une rencontre, que cela soit entre deux personnes ou entre une personne et un objet, un paysage, un événement, comme dans une étreinte énergétique, voire cosmique, qui semble nous mettre en harmonie avec l'univers tout entier. Comme nous avons bien du mal à faire le deuil de notre éphémérité ! Chaque jour qui passe est assurément remplacé dans un avenir de plus en plus proche par d'autres jours, certains fades ou plus euphoriques, mais surtout les autres ressemblant à l'enfer, avec pour capitale la souffrance et sa banlieue, constitué des différents maux possibles sur terre. Vivons chaque instant comme si c'était le dernier, alors peut-être goûterez-vous à ce supplément d'éternité que procure la jouissance d'un moment de bonheur, pleinement reconnu et vécu. | |
Hervé Bernard
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Il y a quelques années, je recevais un homme d'une quarantaine d'années désireux de surmonter un choc psychologique.
Cet homme, que j'appellerai Jean, était marié, avait 3 enfants, une situation confortable et une femme dont il était toujours très amoureux. Or au retour de vacances familiales, il avait été profondément déstabilisé par un aveu pour le moins malencontreux de son épouse ; elle lui avait avoué l'avoir trompé pendant plusieurs années avec un collègue de travail. Jean n'avait pas envisagé un seul instant de rompre cette union, mais il s'était trouvé bouleversé par cette révélation au point d'avoir changé de signature sans s'en rendre compte dans les jours qui avaient suivi, ce qui témoignait de l'impact de cette nouvelle sur l'organisation de sa personnalité. Jean avait toujours été un homme de devoir ayant intériorisé une image de famille idéale à laquelle il avait toujours adhérée. Pendant les premières séances, Jean avait parlé de son épouse, de leur relation, des vagues soupçons vite écartés qu'il avait eus à l'époque et surtout de son immense déception qui l'entraînait dans la spirale d'une dépression réactionnelle. Jean, encouragé par mon écoute, me révéla alors qu'il avait été submergé quelques jours après le choc affectif par une sensation totalement inconnue. Il marchait dans la forêt et tout d'un coup, il s'était senti sans limites corporelles comme s'il s'était dilué dans le monde extérieur ; il était dans les arbres qu'il voyait, dans les fleurs qu'il regardait, dans le bruissement des feuilles, dans l'oiseau qui s'envolait ou dans les personnes qu'il croisait ; il n'éprouvait aucune crainte ; il ne faisait qu'un avec tout ce qui l'entourait dans une paix extraordinaire ; c'était le bonheur absolu. Cet état avait duré plusieurs heures avant de disparaître aussi rapidement qu'il était apparu. C'est avec nostalgie que Jean évoquait ces moments intenses ; il aurait voulu qu'ils durent pour l'éternité. C'était une sorte d'extase, disait-il, que l'on peut imaginer être celle des Saints lorsqu'ils déclarent ne faire qu'un avec Dieu dans une plénitude totale de l'être. J'avais fait l'hypothèse, à l'époque, que le choc affectif avait provoqué, chez ce patient, une régression psychologique à une étape antérieure de son développement où il avait été autrefois en sécurité : celle de la fusion avec la mère in utero et sans doute aussi l'état des premières semaines de la vie quand le nourrisson ne fait encore qu'un avec le monde extérieur. En effet, pour le nourrisson tout ce qu'il voit, entend, sent, est lui. Il n'y a pas encore de dedans ni de dehors, il est le rideau qui bouge, la main qui le caresse, le visage qui lui sourit, cette musique ou ce contact corporel ; les limites corporelles et psychiques entre lui et l'autre, entre lui et le monde ne sont pas encore construites. Nous savons que l'accès à l'ordre symbolique du langage, à la conscience de soi, introduit une rupture. L'enfant passe d'une relation immédiate de lui-même à lui-même, à une relation médiatisée par les mots pour dire ce qu'il voit, ce qu'il sent, ce qu'il veut, mais avec l'inconvénient que les mots ne traduisent que partiellement le vécu, ils sont une approximation de celui-ci et ne permettent pas de le rendre dans sa totalité. Cette rupture laisse un manque fondamental, une nostalgie inconsciente d'un état perdu. Le bonheur ne serait donc pas un état de l'esprit, mais un état de l'être d'avant l'accès au premier symbole, ce qui pourrait expliquer pourquoi tous les hommes, à toutes les époques, sous toutes les latitudes, s'accordent pour dire qu'ils cherchent tous sans exception le bonheur. Cette aspiration au bonheur impliquerait le souvenir du bonheur ; s'il y a cette unanimité n'est-ce pas parce que tous les hommes ont vécu la même expérience princeps ? |
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Jean-Pierre Bègue
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Si au moins mon inculture profonde s'était imprégnée d'Alain, j'aurais pu me gonfler de cet espoir de
transmettre avec ce thème un message important : là, peine perdue. Passez votre chemin si vous escomptiez combler vos lacunes !
La seule expérience dont je puisse témoigner, c'est celle de mon modeste vécu. D'ailleurs lorsque vous lirez ces lignes, je serai à Punta Cana, chez l'auteur du « Bonheur si je veux » pour quinze jours. Avec les enfants. Si je ne sais pas nous accorder de profiter de cet aujourd'hui, ici et maintenant pour leur forger des souvenirs heureux, alors je passe probablement à côté de l'essence même du bonheur. D'accord, côté finances, le moment n'est jamais bien choisi, et alors ? Dans deux ou trois ans quand les oiseaux commenceront à délaisser le nid le temps de vacances pour voler avant de plus tard convoler, il sera bien l'heure de culpabiliser de ne pas leur avoir donné tout mon amour lors de ces partages d'instants sacralisés. Éternisés. Les souvenirs heureux sont des trésors inépuisables et inaltérables. J'y replonge parfois en quête de paix et me recrée à l'envi des petits bonheurs dans ces plaisirs du passé. A portée de tous. Oui, je suis d'une heureuse nature. J'aime donner et répandre du bonheur autour de moi. Oh, parfois, je ne dis pas, il y a bien quelques ratés ! Et puis il existe des personnes que vous vous épuiseriez à vouloir rendre heureuses, car elles sont inadaptées au bonheur. Elles sont toujours en train de se plaindre, de s'appesantir sur leurs manques et jamais d'apprécier ce qui leur est donné : goûter la plénitude de l'instant. Elles souffrent sincèrement de cette absence de possession, de jalousie, de frustrations en apparence. Au fond, leur véritable souffrance est bien plus d'être dépossédées d'elles-mêmes. De n'avoir plus vraiment d'âme. Le bonheur n'est certes pas dans la seule matérialité ! Entendu, il est plus simple de le prétendre dès lors que vous n'êtes pas dans l'indigence. Mais, le bonheur, je l'ai croisé dans le regard de cette femme de 94 ans, qui ne possède plus grand-chose, tout juste de quoi se nourrir, elle et ses moineaux. Elle consacre ses journées à tisser de son crochet ces véritables uvres de patience et d'amour, qu'elle vous offre avec ses prières. Je suis fière d'avoir ainsi peuplé le cur et les pensées d'Anna. Le bonheur c'est de savourer dans l'instant la paix qui m'est offerte : ceux que j'aime vont bien et je suis comblée. A quoi d'autre pourrais-je aspirer ? À partager cette aptitude, ce don du bonheur avec mon alter ego ? Et en ce moment, mon chemin ne croise guère que celui de gros « ego », limite ostrogoths, qui, avec ou sans haltères à propos, n'ont pas tout à fait la carrure. Est-ce si lourd à porter, le bonheur ? Alors, même si m'effleure parfois l'idée qu'une personne pourrait contribuer à rendre mon bonheur encore plus absolu, je ne suis pas certaine d'en vouloir davantage. En tout cas, je n'exige rien Quand j'y réfléchis, les espaces de solitude qui viennent enrichir mon bonheur ne sauraient être sacrifiés à une relation banale. Le bonheur est aussi affaire d'équilibre. Il est toujours mobile. La vie n'admet pas de statique ? Le bonheur non plus ! Tel le boxeur sur le ring, je sautille en permanence et suis prompte à réagir. Pour protéger mon bonheur. Pour être garant de sa prospérité. Pour le veiller jalousement. Je frapperai s'il le faut l'adversaire, l'obstacle, l'opposant, celui qui s'avise de me provoquer. Mon bonheur, je le protège de toute la force de mon bras. Et de celle de mon âme. Un honnête bouclier contre les hordes sauvages (d'ostrogoths, bien sûr) ! Si j'ai ce goût si féroce de le défendre, c'est aussi parce que je n'ai pas celui du malheur. Qu'il s'en aille voir ailleurs si j'y suis, aurait entonné Barbara. Je le veux simple comme un coup de fil, comme une rencontre de hasard, comme un fils prodigue ou un ami que l'on retrouve après des années, en se jurant de ne plus se quitter. Le bonheur pour lequel j'ai âprement combattu revêt une importance plus grande encore à mes yeux : oui, il m'a fallu me battre pour enfanter, oui, j'ai du batailler ferme pour être reconnue dans ma vie professionnelle et oui, dans ma vie spirituelle et sentimentale j'ai aussi mené de hautes luttes. Ces victoires, d'où j'ai puisé mes plus intenses bonheurs, sont des victoires que j'ai arrachées sur moi-même. Car, pour m'accepter dans mon imperfection et parvenir malgré tout peu à peu à m'aimer, j'ai abattu des murailles de Chine de résistances névrotiques, j'ai tordu le cou à des peurs gigantesques, j'ai piétiné mes névroses d'échec et fais le deuil de mes manques de confiance pathologiques. Si je peux respirer en paix le bonheur de vivre, c'est probablement parce que j'ai essuyé assez de tempêtes intérieures pour apprécier ce calme, en plénitude. Et si toi, lecteur de hasard, tu m'envies ce goût du bonheur, alors cherche-le avec foi, car il est enfoui là, mais il est juste en toi. | |
Elisabeth Courbarien
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« Tu verras que les maux qui dévorent les hommes
sont le fruit de leur choix ; et que les malheureux cherchent loin d'eux les biens dont ils portent les fruits » Pythagore Le bonheur une réalité ou un rêve ? On le cherche, on y court, On y croit, on n'y croit pas Avant tout, la réalisation d'un désir. Mais l'on dit aussi que les choses n'arrivent jamais telles qu'on les imagine, ni telles qu'on les pense Les uns font leur bonheur d'un rien, les autres font leur malheur de tout. Alors que penser ? Que dire ? Le bonheur, qu'est ce que c'est ? Les anciens nous disent que c'est « la bonne heure », la chance, la « bonne fortune » qui est en rapport avec des événements extérieurs ou bien qui dépendent du hasard Cette notion a cheminé en s'intériorisant, essayons d'en dégager la constante. De nos jours, c'est un état d'être bienheureux et permanent, un état ressenti comme un accord, une harmonie, puisés au plus profond de soi. De sources fort différentes lumineuses ou, osons le dire, quelquefois ténébreuses ; les besoins essentiels satisfaits, les peurs, les tensions sont tombées, l'âme possède alors ce qu'elle a souhaité. Réponse espérée ou inattendue dont on a la faculté de jouir sans culpabilité. Maintenir une félicité est un Art, comme l'amour est un Art, un vouloir conscient, car la joie est aussi une conquête comme un défi aux pulsions de mort qui nous assaillent. Sans cette dynamique, le bonheur risque de s'affadir, de se figer, et sa jouissance de s'estomper. C'est le destin alors qui le plus souvent joue sa carte. Mais lui aurait-t-on fait signe ? Il se charge de donner un coup de manivelle, sous forme d'une épreuve, mais sans avarice, car la crise psychologique est une ouverture à l'évolution et accompagne ce que nous jugeons comme un malheur Et voilà, de par notre vouloir conscient et positif, le bonheur, qui repart en passant par d'autres portes, s'ouvre sur une phase de vie autre. Dualité et contradictions qui étaient là se sont envolées. Être heureux peut-il s'apprendre ? Oui ! C'est un thème qui dans l'antiquité, en particulier, chez les Grecs, faisait partie de l'éducation. Cette formation avait pour but de conditionner les citoyens au savoir vivre dans le bonheur et la beauté, notions si essentielles à l'équilibre et à l'épanouissement. Où se cachent actuellement beauté et sagesse et harmonie ? « C'est la beauté qui sauvera le monde » disait Dostoïevski. Nous sommes des êtres de désirs et le désir est absolu, il a une fonction symbolique qui se manifeste dans nos rêves et nos fantasmes Ainsi le bonheur nous est donné dans la réalisation du désir Et le désir ? Où prend-il sa source ? Pour Freud, il est en correspondance avec un déjà vécu qui remonte loin dans notre l'histoire. Celle de notre petite enfance. Selon les lois d'un processus primaire, dès les premières expériences de satisfaction éprouvées, l'image mnésique d'une certaine perception s'est gravée en nous. Le désir est donc lié indissolublement à ces traces mnésiques ; Une liaison s'étant établie, la satisfaction trouve, par la suite, son accomplissement dans la réapparition de cette perception qui devient l'accomplissement du désir ; elle en est devenue le signe évocateur. Ces signes infantiles sont indestructibles. Le contentement intérieur est donc subjectif et personnel et renferme son mystère. Nous voyons que le bonheur n'est pas un mythe. Cette image idyllique du plaisir vers laquelle nous tendons tous, nous la portons en nous-mêmes, mais elle ne nous est pas offerte sur un plateau d'argent. Pour accueillir le bonheur il faut y être apte et il y a des êtres inaptes au bonheur alors même que selon les apparences ils ont « tout » pour être heureux. Nous savons que le bien être matériel n'exclut pas la souffrance psychique. Comment éprouver ce bien être intérieur alors que la voie du bonheur n'a pas été tracée au bon moment ? Dans la cire molle de l'enfant s'imprègne sa future vie de relation. Des nuds peuvent se former à son insu, sans doute par de faux principes éducatifs, car le manque affectif aussi bien que son excès lui sont néfastes. Un mauvais miroir suffit à déformer l'image que l'on a de soi ; une culpabilité non liquidée à l'adolescence peut faire surgir révolte et autodestruction. La vie est essentiellement relationnelle à la famille, à la société, à l'environnement à Dieu. L'individu dira alors non au bonheur, en ne choisissant pas la vie. Quelquefois aussi pour se venger des parents ou de son entourage. N'oublions pas que nous sommes les acteurs de notre propre histoire. Comment avec ces nuds que l'on porte, ou supporte trouver de vraies joies si le sens du partage a été mal vécu dès la prime jeunesse ? Eh bien, par un acte de liberté conscient et volontaire en renonçant à l'enfant qui pleure encore en soi : objectiver son vécu, mettre le passé à sa place, ne plus accepter d'en être immergé, afin qu'il cesse d'occuper l'espace du présent, c'est choisir de libérer sa capacité d'aimer, et de gagner son destin. Plus de défiance, plus de peur, plus de repli sur soi. Ouvrir par la parole un chemin selon un autre fonctionnement mental demande un effort ? de la patience ? du travail sur soi ? Pourquoi pas si au bout on attrape le bonheur. Une autre inaptitude au bonheur est l'excès qui tue le ressenti du désir. Maladie du siècle ? « Je veux tout avoir, tout obtenir ; je serai comblé à partir du moment où j'aurai ce que je veux » Le jouisseur se rassure avec les biens terrestres, des sensations de toutes sortes et le plaisir que l'on peut en tirer sur le moment. Cette quête sans fin de l'avoir tout vu et tout essayé conduit à l'errance et au vide intérieur. Nous ne parlons pas du vide qui permet de tout accueillir, mais celui de la désolation causée par une absence de dimension. Pas d'évolution possible dans ces déviances de l'énergie où les limites de l'ego, du « pour soi », triomphent. C'est, en fin de compte la solitude non désirée qui est l'antithèse du bonheur. Nous sommes dans une société qui a substitué l'envie au désir. N'avons-nous pas perverti le désir en lui créant une maladie sans remède ? Le bonheur authentique demande que l'on entre dans une autre dynamique. Il n'y a pas de secret. La dynamique d'un bonheur authentique répond à un désir naturel de rendre heureux autour de soi. L'être ayant atteint une maturité psychologique et ainsi une autonomie, se réalise en apportant lui-même le bonheur. Il sait accepter l'autre dans sa réalité sans narcissisme affectif ce qui le porte à une relation juste. Cette affirmation de soi dans l'oblativité est à n'en pas douter le côté le plus noble du bonheur, car la qualité du désir dans une perspective de don, indique la qualité même de l'individu. Tous les stades de l'évolution affective ayant été vécus, la personnalité est alors oblative et adulte. Capable de tout donner et capable de tout recevoir, pensées et sentiments reposent sur un système de valeurs universelles indestructibles, parce que jamais régressives, allant toujours dans le sens de la vie. Mettant en jeu des énergies positives, le don est en lui-même porteur de joies : celles de l'amour qui est une valeur éternelle. Savoir créer ou rétablir une harmonie dans toute situation où l'équilibre a été rompu est le fait d'une individualité humanisée. Savoir aimer gratuitement, la gratuité étant le propre de l'amour, est l'apanage de tout être véritablement civilisé, c'est à dire de tout être qui a atteint un art de vivre. | |
Jeanine Ercole
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C'est un petit bonheur
Que j'avais ramassé Il était tout en pleurs Sur le bord d'un fossé Quand il m'a vu passer Il s'est mis à crier : « Monsieur, ramassez-moi, Chez vous amenez-moi. » Felix Leclerc Il faut que j'écrive une belle lettre à Malika. Pas la lettre de tous les jours où tu dis comme ça qu'il fait beau, qu'il y a du soleil, moi ça va, et toi, ça va ? Et chez toi, il fait beau ? Que tu me manques beaucoup, que tu embrasses toute la famille sans oublier le petit. Non ! Non ! Vous voyez ce que je veux dire, une belle lettre d'amour avec des mots jolis. Ma parole, c'est la vérité ! D'accord, je suis vieux, j'ai cinquante-quatre ans, j'ai les cheveux gris, c'est pas de mon âge, mais quand même, Malika, c'est mon soleil. Ma parole, Malika, c'est ma vie ! Monsieur Paul, soyez gentil, vous me faites une belle lettre pour Malika Vous voulez que je vous dises tu et que je supprime le monsieur ? Je vous jure, monsieur Paul, je sais pas faire. Je sais plus faire. Tout le temps, on me dit « Vous autres les Arabes, vous dites tu à tout le monde, fais attention, Moktar, fais un effort, c'est pas très poli de tutoyer tout le monde ! Après, ils vont dire que les Arabes, ils savent pas s'intégrer » Alors, j'ai fait attention et maintenant je sais plus dire tu, sauf quand je me parle à moi ou à Allah. D'accord, monsieur Paul, j'ai assez dit de bêtises comme ça, je vais vous raconter, mais pour Malika, vous m'excuserez, il faut que je revienne bien loin dans ma vie, à Bellecour, le quartier d'Alger où je vivais, derrière le jardin d'essais. C'était pendant la guerre. J'ai vu des horreurs, là-bas, je vous jure, et j'étais tout gosse et on était pauvre, chez moi. J'ai vu des gens exécutés à bout portant devant moi. Et ils avaient rien fait ! Vous comprenez, maintenant, je ne peux plus supporter d'être enfermé, ici, j'angoisse dans ma cellule. J'ai demandé à ne pas être seul. Le voisin de cellule, il fume comme un pompier et moi, j'ai de l'asthme et je suis cardiaque, ça me va pas du tout, mais je préfère ça que d'être seul. Malika, c'était une petite fille comme moi, une voisine et nous avons été élevés ensemble. Et j'étais amoureux d'elle. Mais, attention, « Tu regardes, mais tu touches pas. » Vous voyez ce que je veux dire ! Chez nous autres, les Arabes, c'est comme ça ! Rien qu'avec les yeux ! Dans les siens, déjà, à cette époque, il y avait du miel et des loukoums ! En 63, on crevait de faim en Algérie, j'ai quitté la maison, je me suis embarqué clandestinement sur un bateau et je suis arrivé sans un sou à Marseille. Vous pouvez pas imaginer la chance que j'ai eue. J'étais pas à traîner depuis 2 jours devant la gare Saint Charles, que j'ai tapé dans l'il d'une dame qui a eu pitié. Elle m'a recueilli et elle m'a élevé jusqu'à dix-huit ans. J'ai été à l'école, grâce à elle. Elle était comme ma mère. Je dis ça parce que je sens que vous imaginez des choses, une dame qui recueille un garçon de quatorze ans, et patati et patata ! Je vous jure, c'était comme ma mère. Après, je me suis débrouillé, je me suis lancé dans le commerce, je gagnais bien ma vie, je me suis marié, j'ai eu des enfants. J'ai divorcé, c'était une garce ! Quand je m'absentais pour mes affaires, elle me trompait, alors, j'ai un peu tapé dessus et on m'a mis en prison. Le juge, il m'a dit comme ça, « Vous êtes bien gentil, monsieur Moktar, je vous comprends et je ne veux pas vous punir fort, mais il faut que ça vous serve de leçon. » J'ai fait 3 mois de prison aux Beaumettes à Marseille. Et puis, on a fouillé ma maison et on a trouvé des bijoux volés. J'étais plus là, je savais pas. J'étais parti, je voulais plus vivre avec cette femme qui se moquait de moi avec, pas un, mais des amants en pagaille et on m'a jugé par contumace. La garce, c'était des bijoux que ses mecs lui avaient donnés. Je vous jure, monsieur Paul, j'y étais pour rien, mais comme j'étais pas là pour me défendre, on m'a collé dix mois pour recel. Je parle trop, je sais, mais il faut que je vous dise tout ça pour vous expliquer, sinon, vous allez écrire une lettre à côté de la plaque, parce que mon histoire, c'est pas une histoire comme les autres. Alors, voilà ! Je me promenais à Marseille, quand je tombe par hasard sur Malika. On s'était pas vu depuis 30 ans au moins. On se reconnaît, on parle, on se rappelle l'enfance, le quartier, la famille, la guerre. Elle me dit qu'elle est divorcée, je lui dis que moi aussi. Je lui dis que j'aimerais qu'on se revoie. Vous comprenez, monsieur Paul, si nous sommes tous les deux divorcés, on peut penser à autre chose. Le bon Dieu, il y voit pas le mal ! Elle me donne son numéro de téléphone et je la quitte. La semaine suivante, je pars à Paris, pour aller voir ma fille incarcérée à la maison d'arrêt des femmes à Fresnes. Ya rasra, j'aurais mieux fait de me pendre ! Ma fille, cette imbécile elle avait volé à l'étalage et maintenant, elle pleurait pour voir son papa. J'avais l'autorisation de parloir. La veille au soir, j'étais à l'hôtel, je m'embêtais, j'ai regardé mon carnet et je suis tombé sur le numéro de téléphone de Malika. Je l'ai appelée, il était 5 heures du soir. Je vous jure, vous allez pas me croire, monsieur Paul, on est resté ensemble au téléphone jusqu'à trois heures du matin. Et, je suis heureux de t'avoir retrouvé, et je t'aime, et j'ai jamais osé te le dire, et nous sommes libres tous les deux, et rien ne nous empêche de refaire notre vie ensemble. Et patati et patata ! Et pour finir : « viens me rejoindre à Paris, demain ! » « D'accord, elle me dit, je serai là demain soir. » Tu peux pas savoir comme j'étais heureux, vous comprenez ça, monsieur Paul ?
J'ai pris le p'tit bonheur,
L'ai mis sous mes haillons, J'ai dit « Faut pas qu'il meure, Viens-t'en dans ma maison. » Alors le p'tit bonheur A fait sa guérison Sur le bord de mon cur Y avait une chanson. Le lendemain matin, je suis allé à la prison. J'ai même pas pu voir ma fille, les gendarmes m'attendaient, ils m'ont annoncé que j'étais en état d'arrestation. Et pourquoi ? Je tombais des nues ! Le juge m'a expliqué. Je lui ai dit que je ne me cachais pas et que je voulais faire appel. Il m'a dit que c'était trop tard, que je ne pouvais rien faire d'autre que mes dix mois de prison. Et moi, je pensais à Malika. J'ai voulu la faire prévenir, oualou ! ou-a-lou ! naadin ! Et me voilà à Fresnes, du côté des hommes. De ma cellule je vois la prison des femmes, mais je ne vois pas ma fille. Bon, excuse-moi, monsieur Paul, j'ai presque fini. Malika, pendant ce temps, elle est arrivée à Paris, elle est allée à l'hôtel. J'étais pas là, bien sûr ! Elle a attendu, elle a attendu. Le lendemain, elle est repartie. Et moi, comme un couillon, je pleurais sans pouvoir appeler, lui dire, m'excuser. Je n'ai pas pu écrire avant 3 ou 4 Jours, mais j'ai reçu la réponse presque tout de suite. Tu veux que je te montre la lettre de Malika ? Non ? Ça y est, je te dis tu. Excusez-moi ! Les Arabes, ils sont comme ça, ils disent des choses et puis ils arrivent pas à continuer. C'est pas de la mauvaise volonté. Si ça t'est égal, je continue comme ça, à te tutoyer. Tu comprends, ici, le respect, ils connaissent pas. Les matons, je dis pas qu'ils sont tous comme ça, mais y en a qui me traitent comme un chien, comme un klebs ! Tu te rends compte, ils pourraient être mes fils ! Chez nous, on respecte toujours les vieux ! Ici, je suis comme de la merde, excuse le mot ! Et toi, je te parle, je sens bien que tu es pressé, que tu as d'autres gens à voir, mais pourtant, tu m'écoutes. Tu es le seul ici. Les autres, ils font semblant, ils te regardent, mais quand tu parles, ils pensent à autre chose, tu crois que leur oreille est ouverte vers toi, mais c'est de l'autre oreille qu'ils écoutent ailleurs. Alors, si je te tutoie, maintenant, j'ai pas l'impression que je te manque de respect. A Allah, dans mes prières, je dis tu et je le respecte. Et je lui demande de te protéger, parce que c'est bien ce que tu fais ici. Oui, d'accord ! Tu veux savoir la suite ! Je te reparle de Malika. Je ne te montre pas sa lettre si tu ne veux pas, mais tu ne peux pas savoir comme elle est belle, sa lettre. Elle me dit qu'elle veut refaire sa vie avec moi, qu'elle attendra ma sortie le temps qu'il faudra, que je suis l'amour de sa vie, qu'elle m'envoie un mandat et du linge. Je suis heureux, Paul, comme je l'ai jamais été. Tu vois, j'ai un peu honte, à mon âge, je suis comme un gamin ! Tu peux pas savoir comme elle est belle, Malika ! Tiens, regarde sa photo. Hein, qu'elle est belle, ma Malika ! Oui, je sais, ça surprend, elle est blonde aux yeux bleus, elle a pas l'air Arabe, mais elle l'est pas vraiment, elle est kabyle. Elle est belle, mais elle est encore plus belle dans son âme, je te jure ! C'est un vrai diamant, ma Malika ! Voilà, depuis six mois, c'est la lune de miel. Je suis en prison, mais je n'ai jamais été aussi heureux. On s'écrit tous les jours, elle va venir me voir au parloir le mois prochain. Elle est allée en Algérie et elle a vu ma mère et ma mère l'a bénie. C'est important, ça, tu te rends compte ? Si ma mère l'a bénie, on peut se marier. Allah est avec nous ! Fais-moi une belle lettre pour son anniversaire, Paul ! Allah, il te le rendra mille et mille fois !
Mon bonheur a fleuri
Il a fait des bourgeons C'était le paradis Ça s' voyait sur mon front. Je suis malade, Paul. Ça va pas du tout. Malika, elle est venue me voir comme elle l'avait dit. C'était merveilleux, on s'aimait. Tu te rends compte, moi, un vieux de 54 ans, je suis tombé amoureux d'elle et on n'a jamais fait l'amour, même pas un baiser. On s'est juste touché les mains et c'était le coup de foudre. Tu peux comprendre ? J'ai du mal à parler, c'est parce que le toubib, il m'a donné des médicaments qui me sonnent, je dors comme une masse, mais j'ai du mal à rester debout et à réfléchir. Je sors dans un mois, et voilà que Malika elle m'écrit qu'on est trop vieux pour se mettre ensemble, qu'on était comme un frère et une sur, et qu'on doit rester comme ça, c'est plus sage ! Et puis, Malika, elle m'écrit plus. Je suis malheureux, Paul ! Pourquoi elle m'a fait ça ? Elle aurait rien dit, on serait resté copains comme avant ! On fait pas ça à un détenu ! On fait pas ça ! Qu'est-ce que je vais devenir en sortant ? je n'ai plus rien, plus d'attache, plus envie de vivre. J'ai envie de me suicider ! Ce serait une connerie ? Oui, je sais, tu vas pas me dire le contraire ! Tu veux bien que je continue à venir te parler ? Ça me fait du bien de te parler. Avec toi, le souvenir de Malika est moins amer ! Tu permets, l'écrivain, que je t'en parle encore ?
Or un matin joli
Que j'sifflais ce refrain Mon bonheur est parti Sans me donner la main J'ai bien pensé mourir De chagrin et d'ennui J'avais cessé de rire C'était toujours la nuit. |
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Paul Ruty
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Paul Ruty
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