Extrait de mon livre :
"Aspects psychosociaux de C. G. Jung"

En l'année 1897, Freud s'engagea seul dans la tâche la plus importante de sa vie, l'exploration de l'inconscient1.

Ses théories connurent un rejet général. Cette situation lui donna l'occasion – chose unique en Occident – de se consacrer seul à jeter les fondements de ce qui sera plus tard l'imposant édifice de la psychanalyse. L'indifférence la plus grande régna autour de lui.

« Il dut souffrir et soutenir un isolement intellectuel total2. »

Quand il rompit avec Fliess, son isolement fut complet.

Néanmoins, tout ne fut pas négatif. Freud, lui-même, – qui idéalisa, sans doute, cette période de vie – en signala les avantages : l'absence totale de concurrence, la carence d'adversaires mal informés et le manque de richesse dans la littérature thématique qui l'aurait forcé à lire intensément et renoncer à développer ses propres observations, puisque dans ce domaine qu'il découvrait, rien n'avait été écrit jusqu'à ce jour.

Peu à peu, certains médecins et psychiatres commencèrent à s'intéresser à ses conceptualisations. L'un d'eux, Wilhelm Steckel3, suggéra l'idée de se réunir périodiquement pour commenter leurs cas. Freud accepta que ces réunions se tiennent chez lui, tous les mercredis soirs. Certains des participants étaient élèves de Freud à l'Université de Vienne.

Ainsi furent jetées les bases de ce qui fut plus tard la célébrissime Société psychanalytique de Vienne ; donnant raison, une fois de plus, à Bernard Shaw quand il exprima que rien d'important ou de durable ne s'est fondé sous une forme solennelle. En 1898, commença à se constituer la bibliothèque de cette société, qui avait atteint des proportions impressionnantes quand elle fut détruite par les nazis en 1938.

Jung précise qu'il lut, au cours de l'année 1900, le livre de Freud, « L'interprétation des songes », mais il ne le comprit pas et le laissa de côté.

« À vingt-cinq ans, je manquais d'expérience pour pouvoir comprendre Freud4. »

Malgré sa jeunesse, Jung était déjà assez compétent dans le domaine de la psychiatrie. Il avait commencé ses études sur l'association « Études associatives diagnostiques ». Il soumettait le patient à la stimulation de divers mots et il vérifiait que, quand ceux-ci correspondaient au contenu émotionnel d'un complexe dont la charge affective avait été touchée, il se produisait des anomalies dans les réponses, fondamentalement provoquées par des retards qui étaient mesurés par un chronomètre. Ludwig Binswanger établit la relation dans sa thèse de doctorat entre la preuve d'association et l'effet psychogalvanique.

En 1903, Jung relut « L'interprétation des songes ». Il resta captivé. Il établit le lien entre les répressions qu'il avait montrées dans ses preuves d'association avec celles décrites par Freud.

En 1907, Jung publia sa thèse de doctorat, « La psychologie de la démence précoce ». Ce fut un livre qui fit histoire dans la psychiatrie5, bien que Jung confesse que :

« Je n'ai pas trouvé beaucoup de compréhension » et « mes collègues se moquèrent de moi6. »

Dans cette publication, Jung développait certaines des idées freudiennes sur la psychose. Il envoya ces deux publications au maître de Vienne, mais Freud était tellement empressé de les lire qu'il se les était déjà procurées7. Ce fut l'origine d'une amitié entre les deux hommes et d'une correspondance épistolaire qui dura sept ans. Dans leurs lettres, ils se traitaient d'une manière spécialement affectueuse, découvrant à l'occasion leurs pensées scientifiques et donnant libre cours à leurs réflexions personnelles.

Avant de faire la connaissance de Freud, Jung avait appelé « complexe » le facteur perturbateur émotionnel et inconscient qui cause les anomalies du « test » associatif.

L'amitié de Jung fut acceptée avec grand enthousiasme par Freud. Cet apport suisse lui permit d'envisager l'évolution triomphante de la psychanalyse, jusqu'alors réduite à un petit cercle de juifs viennois. Freud se sentit très attiré par la personnalité de Jung. Bientôt il le proclama son « kronprintz », c'est-à-dire son prince héritier et successeur (lettre de Freud du 16 avril 1909). D'autres fois, il l'appelait le « Josué » dont le destin signifiait l'exploration de la terre promise pour la psychiatrie que, lui seul, pourrait apercevoir de loin comme Moïse (lettre de Freud du 28 février 1908). Cette identification de Freud avec Moïse nous intéresse en ce qu'elle constitue un préalable qui devint évident des années plus tard8.

« Nous nous sommes rencontrés à une heure de l'après-midi et nous avons parlé pendant treize heures sans interruption, pour ainsi dire. Freud était le premier homme réellement important connu à ce jour. Personne ne pouvait se comparer à lui. Dans son attitude, il n'y avait rien de vulgaire. Je l'ai trouvé extraordinairement intelligent, pénétrant et intéressant sous tous les rapports9. »

Cette première rencontre marqua clairement l'importance que Freud accordait aux phénomènes de transfert durant le traitement analytique. Ils parlaient à bâtons rompus depuis des heures quand Freud lui demanda brusquement ce qu'il pensait du transfert et Jung répondit avec la plus profonde conviction que c'était l'alpha et l'oméga de la méthode analytique. Ce à quoi Freud répondit :

« Alors, vous avez compris le principal10. »

Pourtant, la conquête n'avait pas été totale.

« Il y a encore quelque chose dans cette première rencontre qui me sembla significatif. Cela concerne des choses que je ne parvins à comprendre et à approfondir qu'au déclin de notre amitié. Il était évident que la théorie sexuelle était d'une grande importance pour Freud. Quand il en parlait, sa voix se faisait impérieuse et son attitude critique et sceptique disparaissait pratiquement. »

Jung lui objecta que la théorie sexuelle poussée jusqu'à ses ultimes conséquences conduisait à un préjudice dommageable pour une civilisation. Celle-ci apparaissait comme une simple farce, conséquence morbide de la sexualité. Dès lors, ces conséquences apparaissaient comme difficiles à accepter pour quiconque était imprégné de la culture de son époque.

Freud lui répondit :

« Certainement, il en est ainsi. C'est une malédiction du destin contre laquelle nous ne pouvons rien. »

Jung ajoute :

« Je n'étais pas disposé du tout à lui donner raison. Cependant, je ne me sentais pas encore suffisamment mûr pour entamer une polémique11. »

Un autre aspect désagréable de Freud fut immédiatement capté par Jung : son amertume12.

En l'année 1909, tous les deux furent invités – chacun séparément – à visiter les États-Unis. Ils furent accompagnés par Ferenczi. Les relations entre les deux hommes furent cordialissimes. Toutefois, il se passa avant l'embarquement un fait significatif. Dans les environs de Brême – port qui avait été choisi pour l'embarquement – et dans certaines contrées du nord de l'Allemagne, il se trouve fréquemment des cadavres connus comme étant les « momies des marécages ». Ce sont des restes d'hommes préhistoriques qui s'étaient noyés là et qui furent inhumés en ces lieux. Les eaux de ces marécages renferment des acides végétaux qui détruisent les os et qui provoquent simultanément un tannage de la peau. Pour cette raison, la peau et les cheveux se conservent parfaitement, mais les cadavres se présentent complètement aplatis sous le poids de la tourbe.

Jung se montra extrêmement intéressé par ces cadavres et il commenta ce fait à Freud qui se montra désagréablement surpris par cet intérêt et il le lui reprocha plusieurs fois avec véhémence. Dans le cadre d'une de leurs nombreuses conversations, Freud souffrit d'une lipothymie. Il commenta plus tard à Jung que, à propos de cette histoire, il le voyait manifester son désir inconscient de le voir mort ou disparu.

« Je suis resté plus que surpris par cette opinion qui était la sienne. J'étais effrayé et ahuri par le pouvoir de ses fantaisies capables de le mettre en syncope13. »

Pendant le voyage, les deux hommes se commentèrent mutuellement leurs rêves.

« Freud eut un rêve dont je n'ai pas le droit de révéler le contenu. Je l'ai interprété du mieux que j'ai pu, mais j'ai ajouté que je pourrais en dire bien davantage s'il voulait m'informer de certains détails de sa vie privée. À ces mots, Freud me regarda l'air étonné. Son regard était plein de méfiance et il dit : le fait est que je ne peux pas risquer mon autorité.

C'est à cet instant qu'il la perdit. Cette phrase resta gravée dans ma mémoire. En elle, était inscrite la fin de notre relation. Freud plaçait l'autorité au-dessus de la vérité14. »

À cette même époque, Jung eut un rêve qu'il raconta à Freud. Étant donné qu'il revêt beaucoup d'intérêt pour les conceptualisations jungiennes ultérieures, nous croyons opportun de le relater tel qu'il apparaît dans l'autobiographie de Jung.

« J'étais dans une maison inconnue, qui avait deux étages. C'était ma maison. Je me trouvais à l'étage supérieur. Là, il y avait une espèce de salle de séjour avec de beaux meubles anciens de style rococo. Aux murs étaient suspendus de beaux tableaux antiques. Je m'extasiais devant une telle maison ayant pu être la mienne et j'ai pensé : ce n'est pas mal. Mais je ne connaissais pas l'aspect de l'étage inférieur. Je suis descendu. Tout était beaucoup plus ancien et j'ai vu que cette partie de la maison appartenait approximativement au XVe ou au XVIe siècle. Le mobilier était typique du Moyen Âge et le carrelage de dalles rouges. Tout était dans la pénombre. J'allais d'une pièce à l'autre et je pensais : maintenant, je dois explorer la maison entière. J'arrivai à une porte lourde que j'ouvris. Derrière elle, je découvris un escalier de pierre qui conduisait à la cave. Je descendis et me trouvai dans une belle salle très ancienne magnifiquement voûtée. J'inspectai les murs et découvris qu'entre les pierres il y avait des couches de briques. Mon intérêt monta d'un cran. J'observai également le sol recouvert de pavés. Sur l'un d'eux, je découvris un petit anneau. En le tirant, la dalle se leva et je trouvai à nouveau un escalier. Il était fait de marches en pierre très étroites qui conduisaient dans la profondeur. Je descendis et arrivai à une petite grotte. Sur le sol, il y avait beaucoup de poussière, des os et des poteries cassées, comme les vestiges d'une culture très ancienne. Je découvris deux crânes humains à moitié détruits et apparemment très anciens15. »

L'intérêt de Freud se centra sur les deux crânes en répétant qu'ils exprimaient un désir de mort. Jung, devant le souvenir de l'évanouissement antérieur du maître viennois et son insistance sur les désirs de mort lui mentit, en étant pleinement conscient que sa façon de faire n'était pas irréprochable et il le mentionna à sa femme et à sa belle-sœur.

Un autre facteur très important dans la détérioration des relations entre Freud et Jung furent les rivalités qui se développèrent dès le début entre le groupe « suisse » et le groupe « viennois ».

« L'admiration qu'éprouva Jung pour la personnalité de Freud avec sa pénétrante intelligence, était loin de s'étendre au groupe de ses disciples. Il considérait ceux-là comme un mélange d'artistes décadents et de médiocrités et il plaignait Freud de le voir entouré par de tels personnages. Peut-être étaient-ils, dans leur comportement, différents de la classe professionnelle à laquelle Jung était accoutumé en Suisse. Que cela soit fondé ou non – ajoute Jones –, il ne put éviter d'être soupçonné d'un certain préjugé racial. Il est vrai que l'antipathie entre lui et les Viennois fut réciproque et elle augmenta avec le temps. C'est un problème qui devait beaucoup affliger Freud16. »

L'accroissement des professionnels intéressés dans l'œuvre de Freud donna l'opportunité d'organiser une réunion informelle, entre tous, à caractère international. Elle eut lieu, le samedi 26 avril 1908, à Salzbourg et elle dura un seul jour. Elle est connue comme étant le premier « Congrès international de psychanalyse ».

Pendant ce congrès, il fut décidé de publier une revue de psychanalyse. Ce fait provoqua un grand enthousiasme de la part de Freud, ce qui le rendait plus indépendant et lui permettait de répondre à ses contradicteurs. Les directeurs de la revue furent : Bleuler et Freud, mais elle resta à la charge de Jung. Cela provoqua un large dépit chez les « Viennois ». Ils se sentirent offensés et mis à l'écart, parce qu'ils n'étaient pas pris en compte dans cette nouvelle revue et, spécialement, jamais consultés17.

Durant le déroulement de ce « premier congrès » se produisit un choc d'une certaine violence entre Jung et Abraham, concernant l'étiologie de la schizophrénie. Freud dut intervenir en tant que conciliateur. Quelques jours après, il écrivit à Abraham pour lui exprimer sa satisfaction sur ce qui avait été réalisé au Congrès de Salzbourg et lui recommander d'être tolérant :

« Ne pas oublier qu'il vous est réellement plus facile de m'accompagner dans mes idées que dans celles de Jung ; en premier lieu, parce que vous êtes complètement indépendant et, en second lieu, parce que notre affinité raciale vous rend beaucoup plus proche de ma propre conformation intellectuelle, tandis que lui n'étant pas juif, mais fils de pasteur, il s'est rapproché de moi au prix de grandes résistances internes. Je nourris l'espérance que vous prêterez attention à ma demande. »

Dans sa réponse, Abraham exprime :

« Dans mon manuscrit de Salzbourg, il y avait une phrase qui aurait pu être souscrite par Bleuler et Jung, mais, en suivant une impulsion soudaine je l'ai omise au moment de lire le travail. En cette occasion, je me suis trompé, moi-même, au travers d'un prétexte dissimulé – celui de gagner du temps –, mais la véritable raison en était mon animosité à l'encontre de Bleuler et de Jung. Cela se devait au caractère indéfectiblement propitiatoire de ses récentes publications, à la communication de Bleuler à Berlin, où mon nom n'était même pas cité et à diverses choses banales. Le fait que je ne mentionne pas Bleuler et Jung signifiait évidemment : comme vous vous écartez de la théorie sexuelle, je ne vais pas vous citer quand je parle d'elle18. »

En recevant cette lettre, Freud écrivit de nouveau à Abraham :

« À nous les juifs, il est plus facile – il se réfère à la théorie sexuelle – de la comprendre, dès lors que nous sommes dépourvus de l'élément mystique. »

Dans une autre, il exprime :

« Ne m'interprétez pas mal. Je n'ai rien à vous reprocher. Je suppose que l'antisémitisme refoulé de Jung, qui ne peut pas s'exprimer contre moi, a été dirigé contre vous. Mais mon opinion est que, nous, les juifs, si nous voulons coopérer avec d'autres gens, nous devons préparer une petite dose de masochisme et être disposés à supporter un certain degré d'injustice. Il n'existe pas d'autre manière possible de travailler en commun. Vous pouvez être sûr que si je m'appelais Oberhuber, mes idées nouvelles, en dépit de tous les autres facteurs, auraient choqué avec une résistance beaucoup moindre19… »

Il est bien clair que Freud considérait comme un sacrifice sa collaboration avec Jung, mais il l'appréciait pour les raisons exposées plus haut.

Le second Congrès international de psychanalyse se tint à Nuremberg les 30 et 31 mars 1910. Son organisation fut réalisée par Jung. Durant son déroulement, une violente controverse éclata entre le hongrois, Ferenczi, – que Freud avait chargé de l'organisation future des analystes – et les « Viennois ». Ferenczi exprima l'opinion que le siège de la future organisation internationale devait être Zurich et que son président devait être Jung. De plus, il suggéra que celui-ci approuve les travaux et les communications envoyées, au préalable, par les autres analystes pour pouvoir être présentées au congrès.

La discussion prit un caractère d'une extrême violence. Freud remit sa décision au jour suivant et élabora une formule de conciliation. Il annonça qu'il se retirait de la présidence de l'association de Vienne, où il serait remplacé par Adler, et qu'il se fondrait, en outre, une autre revue viennoise qui serait dirigée par Adler et par Steckel (les deux chefs de la revue), laissant Jung à la tête de l'association internationale et de la revue internationale.

Ainsi naquit le groupe de Zurich, dont le président fut Binswanger. Bleuler qui, dans les premières années, paraissait bien disposé à accepter les idées de Freud, changeait constamment de position. C'était un motif de véritable dégoût pour Freud, car il appréciait la valeur de Bleuler et le prestige qu'il acquérait rapidement dans le domaine de la psychiatrie. Freud parvint à exprimer à Jung qu'il n'était pas rare que Bleuler concède tant d'importance à l'ambivalence, parce qu'il était profondément ambivalent. Jung croyait que le dégoût de Bleuler avait d'autres racines. Il s'était éduqué en suivant les traces de son maître Forel dans une quasi-religion de l'abstinence. Il ne pouvait pas supporter le choc de voir Jung prendre des boissons alcooliques à l'invitation de Freud. Dès lors, au fil des ans, Bleuler se sépara totalement de la psychanalyse pour se consacrer à la psychiatrie où il parvint à acquérir une renommée internationale qui dure encore.

La description que nous faisons de ces années sur Jung donne l'impression d'un homme enthousiaste et travailleur, essentiellement préoccupé d'être digne de la confiance que Freud avait placée en lui et de suivre fidèlement la trajectoire de sa pensée.

Le fait que Jung ait sympathisé avec l'occultisme dut surprendre beaucoup Freud. À travers cette sympathie pour le merveilleux, il apparaissait que Jung procédait d'un autre monde spirituel que celui de Freud. L'un était de Vienne, sceptique et positiviste ; l'autre était de Bâle avec son climat de grande spiritualité non seulement religieuse, mais aussi philosophique20.

Le troisième Congrès de psychanalyse se tint à Weimar les 21 et 22 septembre 1911. Il régna pendant ce congrès un climat cordial et amical. Durant ces sessions, Jung lut un travail sur le « symbolisme » qui était déjà très peu freudien.

Le quatrième congrès se tint à Munich l'année suivante. Les relations cordiales entre Freud et Jung devenaient seulement courtoises. Freud, qui donnait du « cher ami » à Jung dans ses lettres, commença à l'appeler « cher docteur »21. Lors du congrès, quelqu'un dirigea la conversation sur Aménophis IV. Il fut souligné que son attitude envers son père l'amena à détruire les inscriptions sur les stèles funéraires et que, à l'origine de la création d'une religion monothéiste, se cachait un complexe paternel.

« Cela m'irrita et j'essayai d'expliquer qu'Aménophis fut un homme génial et profondément religieux, dont les actes ne peuvent s'expliquer par des antagonismes personnels avec son père. Tout au contraire, il avait honoré la mémoire de son père. Son zèle destructeur ne s'adressait, exclusivement, qu'au nom du dieu Amon. Il le fit supprimer partout et, naturellement, sur la stèle funéraire de son père, Amenhotep. De plus, d'autres pharaons firent aussi remplacer sur les monuments et les statues le nom de leurs ancêtres par le leur, étant donné qu'ils se sentaient, à juste titre, les incarnations de ce même Dieu. Mais ils n'avaient instauré aucune nouvelle religion ni aucun nouveau style22. »

Freud perdit connaissance et tomba de sa chaise. Jung le prit dans ses bras de sportif et l'allongea sur un sofa. Pendant qu'il le portait, il revint à lui :

« Le regard qu'il dirigea sur moi, je ne l'oublierai jamais. Dans son impuissance, il me regarda comme si j'étais son père. La cause de cet évanouissement – même si l'atmosphère était très tendue – fut, comme le cas précédent, la fantaisie du meurtre du père23. »

Freud était au courant des investigations mythologiques de Jung qui l'éloignaient de ses conceptualisations. Il savait aussi que Jung avait donné au concept de libido une définition plus large qui allait de l'appétit féroce à l'énergie psychique24, ce qui ne s'harmonisait en rien avec ses idées.

Les relations avec Freud commençaient à perdre de leur spontanéité et Jung eut deux rêves qui prédisaient la rupture. L'un d'eux :

« Il avait lieu dans une région montagneuse aux abords de la frontière helvético-autrichienne. C'était l'après-midi et je vis un vieil homme avec l'uniforme du fonctionnaire des douanes autrichiennes. Il passa près de moi sans me regarder. L'expression de son visage était morose, á la fois, mélancolique et agacée. Il y avait la présence d'autres hommes dont l'un d'entre eux m'informa que ce vieil homme n'était pas réel, mais que c'était l'esprit d'un fonctionnaire des douanes, mort des années auparavant. C'était un de ceux qui ne pouvaient pas mourir. »

L'interprétation de Jung n'est pas très flatteuse pour Freud qui était comparé à l'esprit d'un vieux fonctionnaire des douanes qui ne « pouvait pas mourir » – l'unique concession faite à la grandeur de Freud –, car il était soucieux de « censurer » ou de rejeter ce qui serait en désaccord avec sa forme de penser25. Nous ne doutons pas que Freud, mis au courant de ce rêve, ait renforcé son opinion sur le désir inconscient de mort auquel il faisait allusion.

Le second des rêves est le suivant :

« Je me trouvais dans une ville italienne et c'était le milieu de la journée, entre midi et treize heures. La ville était construite sur une colline et elle me rappelait un quartier déterminé de Bâle, le Kohlenberg. Les petites rues, qui descendaient, depuis là, vers la vallée du Birsig qui s'étend à travers la ville, se rejoignaient à la Barfüsserplatz. C'était Bâle et, pourtant, c'était une ville italienne qui ressemblait à Bergame. C'était l'été et le soleil radieux se trouvait à son zénith. Tout était inondé d'une lumière intense. Beaucoup de gens passaient par là et je savais que les magasins étaient fermés, car les gens rentraient chez eux pour déjeuner. Au milieu de cette marée humaine, marchait un chevalier revêtu de son armure. Il monta l'escalier et passa devant moi. Il portait un heaume avec des œillères et une cotte de mailles. Par-dessus, il portait une tunique blanche sur lequel était brodée une grande croix rouge sur la poitrine. Vous pouvez vous imaginer quelle impression pouvait me causer de voir soudain dans une ville moderne vers midi, au moment où la circulation est la plus intense, s'approcher de moi un croisé. Je m'étonnais que personne parmi les passants ne semblât s'apercevoir de sa présence. Personne ne se retournait vers lui, ni ne le regardait. Il me semblait qu'il était complètement invisible pour les autres. Je me demandais ce que signifiait ce phénomène et j'entendis comme si quelqu'un me répondait, mais il n'y avait personne : c'est un phénomène courant. Toujours entre midi et treize heures, le chevalier passe par ici et cela, depuis très longtemps – j'avais l'impression que c'était depuis des siècles – et tout le monde le sait26. »

« Le chevalier et le douanier étaient des figures opposées. Le douanier était fantomatique, comme un être qui ne peut pas encore mourir. Un phénomène qui s'évanouit petit à petit. Le chevalier, au contraire, était plein de vie et d'une totale réalité. La seconde partie du rêve était largement numineuse, la scène de la frontière sans importance et, en soi, peu impressionnante et seules les réflexions que je fis m'avaient impressionné27. »

L'interprétation est que le douanier était Freud et le croisé Jung. L'inconscient de Jung situait Freud dans une condition inférieure pendant que la sienne propre était perçue comme resplendissante, numineuse, puisqu'il se voyait, lui-même, croisé. La fonction de Freud n'était pas sacrée, elle impliquait seulement l'interdiction du passage des marchandises de contrebande aux frontières, pendant que la fonction du croisé était de récupérer le Saint-Sépulcre.

Cette situation déboucha sur une crise avec la publication du livre de Jung, « Symboles de transformation de la libido » (1912), qui s'appelait dans des éditions suivantes « Symboles de transformation ». Prétextant une affaire administrative, Freud proposa de mettre fin à leur correspondance. Jung accepta d'emblée. Les chemins se firent divergents. Rien ne pourrait les mettre de nouveau en collaboration. Jung renonça à la présidence de la Société psychanalytique et à la direction de la revue. Il commença son chemin seul. À son tour, il allait connaître ce « splendide isolement » qui avait été, déjà, évoqué pour Freud.

Même après cette rupture, Jung n'en vint jamais aux diatribes ou aux injures contre Freud et ses disciples. Tout au contraire. Des années plus tard, il écrit dans ses mémoires :

« Le plus grand exploit de Freud consiste à avoir pris au sérieux ses patients névrosés et à s'être consacré à ce que leur psychologie a d'individuel. La valeur de cette approche était de laisser parler la casuistique et pénétrer, de cette manière, la psychologie individuelle du malade. Il voyait, pour ainsi dire, avec les yeux du malade et il obtint une compréhension beaucoup plus profonde de la maladie que ce qui avait été possible jusqu'alors. Il fut impartial et courageux. Cela l'amena à surmonter une quantité de préjugés, à détrôner de faux dieux et de mettre impitoyablement, en pleine lumière, la corruption de l'âme contemporaine. Il n'eut pas peur de souffrir l'impopularité d'une telle entreprise. L'impulsion qu'il a donnée à notre culture consiste à avoir découvert un accès à l'inconscient. En reconnaissant le rêve comme la plus importante source d'informations, il a arraché au passé et à l'oubli une valeur qui paraissait irrémédiablement perdue. Il démontra empiriquement l'existence d'une psyché inconsciente qui, antérieurement, n'était qu'un postulat philosophique dans la philosophie de Carl Gustav Carus et de celle d'Eduard von Hartmann28. »

« Il fut prisonnier d'un point de vue et, justement à cause de cela, il vit en lui une figure tragique, puisque c'était un grand homme29. »

Dans la rupture entre ces deux maîtres – malheureuse, à plus d'un titre – intervinrent divers facteurs contradictoires. Non seulement, elle fut déterminée par l'analyse des fantaisies d'une Américaine que Jung ne connaissait pas, Miss Miller, qui avait été publiée par Théodore Flournoy, dans les « Archives de Psychologie » de Genève. Jung fut trompé par l'abondance du matériel mythologique fourni par cette inconnue, qui tomba ultérieurement dans la schizophrénie. N'arrangèrent pas non plus les choses les heurts entre Jung et le groupe des « Viennois », qui se sentaient brimés par les préférences accordées par le maître à ce nouveau venu.

« Il est probable que Freud et Jung furent des hommes difficiles30.

Un autre facteur qui dut contribuer à la prise de distance entre Freud et Jung fut l'attitude envers Adler. La position de Freud en ce qui concernait Adler était que celui-ci n'était pas psychanalyste, puisqu'il n'avait pas pris contact avec le monde de l'inconscient. L'attitude de Jung, en revanche, était beaucoup plus compréhensive. Il n'avait pas de difficulté à admettre que, dans la structure générale de la psyché, il fallait concéder une place aux mécanismes d'Adler31.

La principale divergence entre Freud et Jung tient dans une dimension beaucoup plus profonde. Le système de Freud s'est développé à partir de perspectives rigoureusement scientifiques. Il répond à une vision fondamentalement mécaniciste du monde, qui apparaît gouverné par les lois de cause et d'effet. C'est une conception déterministe. L'univers de Jung n'est pas ainsi. Ses archétypes dépassent les barrières du temps et de l'espace. Ils se trouvent dotés de facultés prospectives, franchement mythiques. Plus encore, ils sont capables de dépasser les barrières des lois implacables de la causalité. L'âme même est – selon Jung – la réaction de la personnalité face à l'inconscient. Ce n'est que tard dans sa carrière que ses critiques apportent la preuve de son attitude essentiellement mystique alors que, depuis le début, il prit cette direction. Dans ses dernières publications, il expose le contraste entre les lois qui régissent la nature en général et un principe a-causal ou non-causal qui s'applique au règne du psychisme. Selon Jung, ce principe est susceptible d'expliquer des événements insolites comme la télépathie, la clairvoyance et les rêves prophétiques32. »

Ajoutons également, concernant les causes de la rupture Freud-Jung, que nous souscrivons entièrement à l'interprétation de Raymond de Becker33 : de même que, derrière les théories freudiennes sur la sexualité, se cache un problème sexuel non résolu du père de la psychanalyse, derrière les théories jungiennes sur la fonction religieuse de l'inconscient, se cache un problème religieux non résolu du maître de Zurich.

« À partir de la séparation entre Freud et Jung, de longues années se sont passées avant que leurs travaux ne soient enfin reconnus34. »

Tous les deux durent lutter opiniâtrement pour défendre leurs idées et tous les deux triomphèrent finalement, bien que Jung ne soit toujours pas un auteur populaire, y compris dans la sphère des médecins et des psychologues.

C'est peut-être dans le traitement des problèmes de comportement que se manifeste le plus concrètement la dissidence de Jung vis-à-vis de Freud. La position assumée par ce dernier est essentiellement déterministe et rétrospective. Elle s'en tient, dans la fonction thérapeutique, à une exploration rigoureusement causale où la perturbation qui afflige le patient est expliquée en vertu d'un passage en revue du passé, ignorant que cette actualisation, venant d'un sujet perturbé par la maladie, en subit les perturbations.

En revanche, Jung, dont l'analyse est fonctionnelle et prospective, nous propose de suivre le rythme de la nature. Son approche permet de surmonter les difficultés propres au traitement, de dégager les germes créateurs qui sont latents chez le patient en le rendant capable d'assimiler la sagesse de son inconscient individuel et d'établir des rapports fructueux avec l'inconscient collectif.

Elle permet, enfin, au patient de prendre davantage conscience de son ombre en acceptant la confrontation avec l'aspect ténébreux qu'il porte en lui-même et en assimilant le sens inscrit dans la structure même de son être. D'un autre côté, les résultats de notre travail peuvent s'avérer minces s'il ne s'établit pas une communion entre le patient et l'analyste, si ne se concrétise pas la relation intime qui devrait exister entre les deux parties, de manière à permettre l' « autoéducation de l'éducateur », conquérant sa propre perfection à travers le sujet analysé35.


1 Jones Ernest : Vida y obra de Sigmund Freud, Ed. Nova, Buenos Aires, 1962, t. II, p. 13.
2 Wilhelm Fliess avait fait référence à cette situation en la qualifiant de « magnifique isolement », reprenant ainsi la phrase de Lord Salisbury par laquelle ce dernier avait décrit la politique internationale de la Grande-Bretagne à la fin du siècle passé.
3 Jones Ernest : Vida y obra de Sigmund Freud, Ed. Nova, Buenos Aires, 1962, t. II, p. 18.
4 Jung C. G. : El hombre y sus símbolos, op. cit., p. 156.
5 Jones Ernest : Vida y obra de Sigmund Freud, op. cit., t. II, p. 42.
6 Jung C. G. : El hombre y sus símbolos, op. cit., p. 158.
7 Jones Ernest : Vida y obra de Sigmund Freud, op. cit., p. 42.
8 Ibid., p. 44.
9 Jung C. G. : El hombre y sus símbolos, op. cit., p. 158.
10 Jung C. G. : Psicología de la transferencia, Ed. Paidos, Buenos Aires, 1954, p. 34.
11 Jung C. G. : Recuerdos, sueños y pensamientos, Ed. Seix Barral, Barcelona, 1971, p. 159.
12 Ibid., p. 166.
13 Ibid., p. 166.
14 Ibid., p. 167.
15 Ibid., p. 168.
16 Jones Ernest : Vida y obra de Sigmund Freud, op. cit., p. 45.
17 Ibid., p. 56.
18 Ibid., p. 61.
19 Ibid., p. 61.
20 Sarró Ramón : El yo y el inconsciente, op. cit., p. 11.
21 Jones Ernest : Vida y obra de Sigmund Freud, op. cit., p. 158.
22 Jung C. G. : Recuerdos, sueños y pensamientos, op. cit., p. 166.
23 Ibid., p. 166.
24 Énergie psychique d'origine spirituelle, religieuse, culturelle, sexuelle, etc.
25 Jung C. G. : Recuerdos, sueños y pensamientos, op. cit., p. 172.
26 Ibid., p. 173.
27 Ibid., p. 174.
28 Ibid., p. 177.
29 Ibid., p. 162.
30 Sarró Ramón : El yo y el inconsciente, op. cit., p. 13.
31 Ibid., p. 14.
32 Ehrenwald H. : Psicoterapia, mito y método, Ed. Toray, Barcelona, 1969, p. 108.
33 Becker Raymond, de : Las maquinaciones de la noche, Ed. Sudamericana, Buenos Aires, 1966, p. 248.
34 Sarró Ramón : El yo y el inconsciente, op. cit., p. 14.
35 Ravagnan Luis María : Centenario del nacimiento de C. G. Jung, La Nácion, Buenos Aires, domingo 27 de julio de 1975.
Doctora E. Graciela Pioton-Cimetti