NUMÉRO 72 REVUE MENSUELLE NOVEMBRE 2001

Choisissez la couleur du fond d'écran :

Revenir en mode de visualisation classique

Auteur Titre de l'article Título del artículo
 
Pioton-Cimetti, E. Graciela De la réflexion à l'action El lugar del pensamiento
 
Pioton-Cimetti, E. Graciela Reflexión sobre la realidad
 
Cohen, Rut Diana Pasajeros en transito
 
Giosa, Alejandro Reflexión, sentimientos y acción
 
Health I. G. News Plan de salud mental a nivel mundial
 
Laborde, Juan Carlos De la reflexión a la acción
 
Ruty, Paul Réflexion et action : la préméditation


Envoyer à un(e) ami(e)
    envoyer à un(e) ami(e)    
   Imprimer/Imprimir
    imprimer    
   Vos réactions sur ces articles
    vos réactions sur ces articles    


La pensée humaine est tournée vers le dehors : pour des raisons pragmatiques, elle cherche d'abord à connaître les objets extérieurs, l'univers qui l'entoure. Elle ne songe pas d'emblée à se demander à quelles conditions la connaissance qu'elle en prend peut être considérée comme valable.

Autrement dit, pour que la pensée en vienne à se mettre elle-même en question, il faut qu'elle se replie, en quelque sorte, sur elle-même ; qu'elle adopte une attitude réflexive au sens étymologique du terme. Il en est de même pour les problèmes de l'action.

Le plus souvent, surtout dans les sociétés archaïques, l'homme obéit aux règles traditionnelles de la moralité, de la coutume, etc. Sans pour autant se poser de question à leur sujet.

N'est-il pas vrai que, même de nos jours, les problèmes moraux sont bien souvent ceux auxquels nous réfléchissons le moins ? Nous louons, nous blâmons, nous avons nos jugements de valeur tout faits et nous nous bornons à les appliquer aux cas particuliers.

Si on nous demandait de les justifier, ne serions-nous quelquefois pas un peu embarrassés ? Ici encore, pour que nous prenions conscience des problèmes, il faut presque toujours qu'une difficulté, un conflit de devoirs par exemple ou une divergence avec une autorité que nous respectons, vienne faire obstacle à l'automatisme de l'appréciation spontanée.

Toute pensée ou réflexion est action en ce sens qu'elle s'accompagne d'actes commencés, de gestes esquissés, ne seraient-ce que ceux de la parole. Il serait d'ailleurs possible de dire qu'il n'est pas, chez l'être humain, d'action totalement privée de réflexion.

***

Les actions humaines s'étagent à différents niveaux qui correspondent eux-mêmes à différents plans de conscience.

À la base de toutes les formes d'activité de l'être humain, il doit exister une forme toute spontanée, encore inconsciente d'elle-même, sous le nom de tendance.

Au-dessus de la tendance, il existe des formes automatiques de l'activité où la conscience ne joue encore qu'un rôle effacé, mais qui sont complexes : ce sont l'instinct, automatisme primaire et l'habitude, automatisme secondaire ou acquis.

Enfin, au sommet de l'activité humaine, se place l'action pleinement consciente et réfléchie, celle de la volonté.

Dans l'intervalle, se situe l'affectivité, c'est-à-dire l'ensemble de ces états tels que plaisir, douleur, joie, tristesse, émotions, sentiments, passions qui résultent d'abord de la répercussion subjective, dans notre conscience, de nos propres actes ou des obstacles auxquels se heurte notre activité.

***

Ce que Leibniz appelle « la raison », exige donc un degré de conscience supérieur, une conscience réfléchie, c'est-à-dire une sorte de conscience au second degré, grâce à laquelle l'esprit se distingue de ses propres états pour se poser comme sujet pensant en face de l'objet pensé. La prise de conscience du sujet est donc corrélative à celle de l'objet.

Et c'est dans la perception que celle-ci s'effectue. Ce qui caractérise la perception proprement dite, c'est la prise de conscience de l'objet perçu comme extérieur à nous. C'est ce que nous pouvons appeler la pensée objective.

Mais cette pensée objective est en même temps pensée réfléchie, car elle implique la prise de conscience d'un rapport et, en ce sens, la perception suppose le jugement qui est l'acte propre par lequel l'esprit prend possession du rapport lui-même.

C'est donc avec le jugement que l'esprit s'élève au plan de la pensée réfléchie. Cette pensée réfléchie n'est rien d'autre qu'une prise de conscience supérieure des problèmes posés par la connaissance et par l'action humanitaires.

La pensée, en effet, n'est pas dirigée seulement vers la connaissance : elle tend aussi à l'action. Mais, aux degrés inférieurs de la conscience, elle ne fait guère que subir les pulsions internes qui l'y inclinent.

***

La volonté, au contraire, qui est essentiellement tournée vers l'action dépend de certaines conditions physiologiques. Un être dont l'organisation nerveuse serait telle qu'elle ne lui permettrait que la réaction immédiate du réflexe simple serait incapable d'activité volontaire.

Si l'homme est capable de volonté, c'est d'abord parce qu'il possède un système nerveux extrêmement complexe, aux connexions multiples, aux centres hiérarchisés qui permet l'inhibition des réflexes élémentaires par les centres supérieurs et, par suite, l'action différée.

Or la volonté est plutôt un idéal qu'une réalité, car elle est sujette à bien des défaillances, même à des insuffisances nettement pathologiques.

Doctora E. Graciela Pioton-Cimetti



« Pour juger, il faut comprendre.
Quand on a compris, on ne juge plus ! »
André Malraux

Devant un tribunal, la réflexion qui aboutit à l'acte criminel, cela s'appelle de la préméditation. Il ne s'agit pas d'une simple nuance. Dans les cas graves, la préméditation peut entraîner la réclusion à perpétuité et son absence, l'acquittement. Déterminer qu'il y a eu préméditation est fréquemment l'obsession de la partie civile. Tenter de prouver le contraire, c'est le rôle rarement facile de l'avocat de la défense.

***

Jacques a tué sa mère de plusieurs coups de fusil. La condamnation a été sévère, car la préméditation a été reconnue.

Traduisons : pour le jury, le fait d'aller chercher son arme dans une autre pièce, de la charger, de revenir et de tirer plusieurs coups de feu en est une preuve formelle malgré quelques bémols apportés par la déposition à la barre de deux experts psychiatres.

Mais cela vaut sans doute la peine que nous entrions plus avant dans les détails et racontions cette histoire telle que nous l'avons ressentie.

La mère a été une véritable mégère. Jacques conserve sur son crâne la trace de 42 points de suture dus au sabot avec lequel elle lui a tapé dessus à l'âge de quatre ans. Cette femme a été injuste, méchante, cruelle, despotique et pour ne rien arranger, alcoolique.

Pour fuir l'ambiance familiale trop lourde à supporter, Jacques s'est engagé tôt dans l'armée. Ses talents lui ont permis d'accéder à des unités d'élite qui l'ont mené pendant 5 ans dans toute l'Afrique noire et le sud-est asiatique, là où se passaient des horreurs, des famines, des épidémies, des massacres, des tortures (on se souvient de la Bosnie, du Rwanda, du Zaïre, des Khmères rouges et d'autres). Il en a vu, il a ramassé les « pots cassés », si l'on peut produire ce genre d'euphémisme en parlant de vies humaines. Il a vu torturer, mourir, brûler et souffrir atrocement autour de lui. Il a eu peur, il a surmonté peur, dégoût et horreur. Mais il est allé sans doute trop loin dans l'effort sur lui-même et a dû revenir en France en pleine dépression réactive, victime de ce que l'on appelle en jargon psychiatrique une névrose de guerre. Mal remis de son traitement, il a été envoyé en convalescence dans sa famille. La mère n'avait pas changé et l'ambiance est très vite devenue infernale jusqu'à ce jour où il l'a vue dévalant sur le ventre les escaliers de la maison familiale, complètement ivre et baignant dans ses vomissures.

L'histoire retenue par le tribunal commence là : Il retourne dans sa chambre, sort son arme de guerre, prend un chargeur plein dans un tiroir, l'engage dans son logement, revient et tire.

Il reprend conscience 2 jours plus tard en prison.

Y-a-t-il eu réflexion dans cette préparation du crime ?

Oui, bien sûr. Les gestes sont précis, professionnels. Le tir n'est pas instinctif comme il aurait pu l'être si Jacques avait porté l'arme sur lui. L'acte a été réfléchi. Cela s'appelle de la préméditation. Il n'y aura pas de circonstances atténuantes à ce stade. On prend en compte l'enfance martyre, mais cela ne suffit pas pour le tribunal. Si Jacques s'est déplacé pour chercher son arme, c'est qu'il a voulu tuer. Inutile de chercher plus loin !

***

J'ai rencontré Jacques en prison pendant un an et demi, toutes les semaines. Mon appréciation s'en trouve beaucoup plus nuancée. La névrose de guerre a réveillé un vieux traumatisme datant de la tendre enfance. Oui, Jacques a bien voulu tuer sa mère et cela ne date pas d'hier. Mais quoi dans Jacques a eu cette intention ? L'inconscient, à l'évidence. Le Surmoi, quant à lui, a toujours refusé de seulement envisager une telle solution et l'a refoulée. Et c'est son inconscient qui prend la tête de la « réflexion ». Jacques se trouve devant cet escalier, en face de l'ennemi comme cela lui est arrivé bien souvent en opérations. La dépression a abaissé son seuil de tolérance aux agressions extérieures. L'image de l'ennemi s'est superposée à celle de la mère. On lui a appris les gestes à faire pour tuer si l'on ne veut pas être tué et il les accomplit soigneusement, dans une confusion totale. Il y a, chez lui, une sorte d'inversion des rôles, car ce qui reste du Jacques conscient ne peut qu'assister au meurtre, incapable de réagir et encore moins d'empêcher un acte en contradiction avec ses principes et une admiration sans bornes et paradoxale pour cette force de la nature qu'est sa mère…à jeun.

On peut se poser des questions sur sa responsabilité réelle.

La réflexion en vue de l'action est-elle toujours aussi fortement influencée par l'inconscient ?

***

En face de Jacques, un jury. L'action qu'on demande à ce jury, un verdict. Le jury est composé d'hommes et de femmes pour lesquels, en général, le meurtre de la mère est le crime contre nature par excellence. C'est de leur réflexion que va dépendre la sanction de Jacques. Leur réflexion est-elle libre ? A peine plus que celle de Jacques, me semble-t-il !

On dirait que devant un problème à résoudre à forte connotation émotionnelle, se dresse un inconscient qui fausse systématiquement le jugement et biaise la réflexion si tant est que l'on attend de celle-ci un résultat logique et totalement objectif.

J'ai raconté l'histoire de Jacques à Simone, une jeune femme qui m'avait fait part de son désir de devenir visiteuse de prison. Elle sortait d'une analyse qui avait duré 9 ans et était donc particulièrement à même de comprendre toutes ces nuances. À titre de préparation au rôle de visiteuse, je lui ai dit mes doutes sur la responsabilité profonde de Jacques et Simone s'est rebellée : « Je suis juive, non-pratiquante, mais suffisamment imbibée par ma tradition pour ne pas pouvoir pardonner le meurtre de la mère. La mère, c'est sacré ! ». Je suis revenu à la charge, mais ce fut peine perdue. Simone a renoncé à devenir visiteuse. Il valait sans doute mieux !

***

Simone aurait-elle été un bon juré ? La réflexion est-elle toujours influencée par l'inconscient ? Est-il possible de trouver un jugement pur qui aurait alors valeur d'exemple ?

Le raisonnement mathématique peut-être, mais qui ne mène qu'à des résultats statistiques ou techniques ou à des aberrations d'un autre style.

Par exemple : On racontait du temps de la guerre froide, qu'un jeu de guerre proposé à des stagiaires de l'école de guerre française se présentait, grosso modo, dans les termes suivants : « L'URSS exerce une très forte menace sur la France. Que faire ? » Devant la vanité de la plupart des solutions proposées, on interrogea l'Ordinateur et celui-ci répondit : « Envoyez une bombe sur les États-Unis ! » Stupeur, l'Ordinateur doit être déréglé… Eh bien non ! sa réflexion, sans autre inconscient que celui lointain de ses programmateurs, disait : « Si une bombe éclate sur les États-Unis, les Américains ne pourront jamais croire qu'elle vient de France et ils réagiront tout de suite contre les Soviétiques… »

***

Existe-t-il une réflexion pure, dépouillée de l'influence de l'inconscient ? À l'évidence non. On ne peut que se contenter de cette situation puisqu'elle est incontournable. Mais encore vaut-il mieux le savoir !

Paul Ruty